Manque d’eau : la France peut s’inspirer de l’Espagne… et vice versa

Notre climat change, et le cycle de l’eau en est déjà affecté. Canicules intenses, alternance de périodes de sécheresses, plus longues et plus fréquentes, et de pluies torrentielles… Tous ces phénomènes mettent à mal la capacité des sols à absorber l’eau, qui ruisselle ou s’évapore sans pouvoir s'infiltrer ni recharger les nappes. Résultat : comme en Espagne, certaines régions de France commencent à manquer d’eau. Le dernier rapport du GIEC dresse des perspectives sombres : plus d’un tiers de la population de l’Europe du Sud va manquer d'eau dans les années à venir.

Pierre Ribaute, DG de Veolia Eau France et Manuel Cermeron Romero, DG de Veolia Espagne et d’Agbar, dont les équipes sont déjà confrontées au quotidien au défi de la préservation de cette précieuse ressource, partagent ici leur expérience et proposent des solutions ayant déjà fait leurs preuves de part et d’autre des Pyrénées.

Pierre Ribaute / Manuel Cermeron Romero
Pierre Ribaute, Directeur Général Eau France de Veolia (à gauche) Manuel Cermerón Romero, CEO Veolia España & CEO Agbar (à droite)

 

Va-t-on vraiment manquer d’eau en Europe ? A quelle échéance et à quelle échelle ?

Pierre Ribaute : En réalité, ces changements ont déjà commencé. Les effets du changement climatique sont de plus en plus visibles, notamment en France, et certaines régions sont déjà soumises à un manque d’eau – à un « stress hydrique ». En France, nous avons bénéficié ces dernières années de pluies d’été qui ont un peu masqué cette tendance, mais sans recharger les nappes. La tendance est claire : la France tend à devenir un pays semi-aride. Les modèles montrent par exemple que le débit des fleuves va baisser de 20 à 40 % d’ici 10 à 20 ans, et la recharge des nappes phréatiques de 20 à 30 %.
 


« La tendance est claire : la France tend à devenir un pays semi-aride »



L'Espagne, qui connaît depuis longtemps un climat semi-aride, connaît-elle aussi une aggravation du stress hydrique ? 

Manuel Cermerón : Bien sûr. L’Espagne est même un des pays les plus affectés par ces changements, car l’eau y est déjà plus rare. Comme en France, les sécheresses y sont plus fréquentes et plus longues, plus précoces aussi. Nous connaissons également des précipitations extrêmes, comme en 2019, où dans certaines régions il a plu en 3 jours ce qu’il pleut généralement en un an ! L’eau est un des éléments les plus directement impactés par le changement climatique. Ce dernier affecte la régularité du cycle de l’eau et rend sa disponibilité plus aléatoire. Mais ces changements affectent aussi la qualité de l’eau : moins il y a de renouvellement de l’eau dans les retenues et les rivières, plus l’eau stagne, plus les bactéries se développent… et nous devons donc les traiter. 
 

De quelles solutions dispose-t-on pour faire face à cette plus grande rareté de l’eau ?

PR : Heureusement, des solutions existent. La première, c’est l’innovation digitale, grâce à laquelle nous pouvons détecter et résorber plus rapidement les fuites - il y en a parfois et c’est normal, sur des canalisations dont la durée de vie est de plusieurs décennies. Ces outils nous permettent aussi d’améliorer le fonctionnement général du réseau, et un réseau plus efficace, c’est de l’eau économisée. A terme, nous devrons aussi apprendre à nous adapter à la variabilité accrue des pluies, à stocker l’eau lorsqu’elle est disponible, par exemple en l’injectant dans les nappes phréatiques. Un autre levier d’action, c’est de changer nos habitudes, d’intégrer que l’eau est désormais plus rare. Et pour la préserver, il nous faut aussi encourager la sobriété des usages ; ce changement culturel est indispensable. L’aménagement des sols, également, est un levier d’action essentiel sur le long terme. Mais tout cela ne suffira pas ; nous devons aussi nous inspirer de ce qu’ont fait nos voisins pour préserver la ressource en mobilisant des ressources alternatives. La réutilisation des eaux usées traitées, pour certains usages, permet de donner plusieurs vies à l’eau. Chaque fois que c’est possible, il faut introduire la circularité dans des boucles aujourd’hui ouvertes. Chaque mètre cube compte !
 

MC : L’innovation est en effet essentielle pour relever ces défis. Et pour la mener dans de bonnes conditions, au meilleur coût pour la collectivité, il est nécessaire d’anticiper. Plus on tarde à accepter le diagnostic et à agir, plus les solutions seront coûteuses… Des partenariats renforcés entre les autorités publiques et les acteurs économiques sont par ailleurs indispensables pour conduire cet effort d’innovation. En Espagne, nous explorons différentes solutions : la digitalisation du réseau, qui a permis d’économiser de l’eau ; le dessalement d’eau de mer, que nous mettons en oeuvre dans certaines régions côtières pour faire face aux pénuries ; la création de zones inondables, comme à La Marjal, près d’Alicante, pour offrir un exutoire à l’eau en cas d’inondation et éviter aux villes d’être submergées. Mais pour garantir la disponibilité de l'eau pour les générations actuelles et futures, développer l'économie circulaire de l’eau est essentiel.


« La réutilisation des eaux usées traitées, pour certains usages, permet de donner plusieurs vies à l’eau. »


L'économie circulaire, c’est en l’occurrence la réutilisation des eaux usées traitées, une solution que beaucoup de pays expérimentent déjà… En quoi cela consiste-t-il exactement ? Et où en est-on en France ?

PR : La réutilisation des eaux usées traitées est un procédé innovant qui permet de limiter les prélèvements en eau douce, en collectant et en traitant les eaux usées pour en éliminer pollutions et bactéries. Les eaux usées peuvent alors être recyclées, remises en circulation, pour se substituer à l’usage d’eau potable pour certaines activités non domestiques. C’est une solution vertueuse qui protège l’environnement, à la fois parce qu’elle restitue au milieu naturel une eau d’une très grande qualité, et parce que ce modèle d’économie circulaire renforce l’autonomie des territoires en matière d’eau, en leur donnant accès à une ressource renouvelable et locale.
 

MC : Pour faire face au manque d’eau, que certaines régions espagnoles connaissent depuis longtemps, nous avons en effet recours au recyclage de l’eau. Les traitements des eaux usées restituent une eau de très grande qualité, qui peut être réutilisée sans aucun inconvénient pour de nombreux usages comme l’irrigation agricole. Cela nous permet de recycler près de 15% des eaux usées en Espagne. C’est une ressource considérable, qui ne dépend pas des précipitations. En réduisant les prélèvements que nous réalisons dans les nappes, le recyclage de l’eau permet de réduire la tension mise sur le réseau, et lui donne plus de résilience.
 

PR : En France, nous n’en sommes pas à ce stade ! A peine 0,2% des eaux usées sont recyclées. Mais nous avons conduit plusieurs expérimentations qui ont permis de prouver l’intérêt et la faisabilité de la réutilisation des eaux usées traitées, et nous avons lancé plusieurs projets à plus grande échelle. Ainsi, le programme Jourdain, en Vendée, sous l’égide de notre client Vendée Eau, va permettre de reproduire le cycle de l'eau de manière planifiée et supervisée. Ce projet produira de l’eau de très haute qualité à partir d’eaux usées, ce qui permettra de sécuriser l’approvisionnement en eau potable du territoire vendéen. Ces projets permettent de préparer l’avenir, car la réglementation, en France, aujourd’hui très contraignante, va devoir évoluer – c’est indispensable – pour faire face au manque d’eau qui s’installe. Nous devons, sur ce sujet en particulier, nous inspirer de nos voisins espagnols.

 


« Pour faire face au manque d’eau […], nous avons en effet recours depuis longtemps au recyclage de l’eau. Les traitements des eaux usées restituent une eau de très grande qualité, qui peut être réutilisée sans aucun inconvénient pour de nombreux usages »


 

Unité de traitement et de réutilisation des eaux usées - Veolia
Unité de traitement et de réutilisation des eaux usées - Veolia

 

Cette eau recyclée, que devient-elle ? A quels usages peut-elle servir ? Peut-on la boire ? 

MC : L’eau recyclée sert aujourd’hui à de nombreux usages. On peut citer l’irrigation agricole, le nettoyage des rues, le lavage des véhicules, les process industriels, les consommations sanitaires, l’arrosage des golfs, des jardins et des espaces verts… Cette eau peut aussi être utilisée dans la lutte contre les incendies : près de Valence, nous utilisons l’eau retraitée pour la prévention des feux de forêts, en arrosant les forêts lors des épisodes de sécheresse. C’est très efficace ! Pour tous ces usages, la consommation d’eau issue du recyclage de l’eau ne pose absolument aucune difficulté. L’Espagne n’est d’ailleurs pas le seul pays à miser avec succès sur la réutilisation des eaux usées traitées. Singapour, l’Australie, Israël, mais aussi la Californie et le Texas y ont recours. Parfois massivement - Israël recycle près de 90% de ses eaux usées ! 

PR : En réalité, avec les traitements adaptés, ces eaux, de très bonne qualité, peuvent être utilisées pour servir in fine à la consommation humaine. Aujourd’hui, le cadre réglementaire l’interdit en Espagne comme en France, mais dans d’autres pays, cette eau vient compléter d’autres ressources pour servir à produire de l’eau potable, et cela ne pose aucun problème. En Namibie par exemple, à Windhoek, Veolia exploite depuis 20 ans une usine d’une capacité de 21 000 m3 par jour, qui alimente près de 400 000 habitants, et fournit plus d’un tiers de l’eau potable nécessaire à la capitale.


La réutilisation des eaux usées traitées pourrait-elle être davantage déployée en France ? Quels sont les freins à son déploiement ?

PR : Oui, et à l’image de nos voisins espagnols, il faudra le faire ; les technologies sont parfaitement éprouvées et sûres, et ne posent aucune difficulté de mise en œuvre. Ce qui limite aujourd’hui le recours à la réutilisation des eaux usées traitées en France, c’est avant tout le cadre réglementaire, plus sévère qu’en Espagne. Aujourd’hui, par exemple, les eaux recyclées ne peuvent pas être facilement mobilisées pour des usages comme le lavage, l’arrosage, l’irrigation, ou encore être réinjectées dans les nappes. Pourtant cette eau est très contrôlée. Sans assouplissement de ce contexte réglementaire, on risque donc de restreindre l’usage de l’eau de plus en plus souvent, plutôt que de valoriser cette ressource facilement… Quant à la question de l’acceptabilité de cette solution par la population, je crois que c’est un faux problème. Nombre de pays qui manquent d’eau douce depuis longtemps utilisent aujourd’hui massivement ce procédé, et la consommation de l’eau recyclée ne pose plus de problème. On le voit bien en Espagne, cette eau retraitée est idéale pour certains usages, c’est une ressource précieuse, qui permet d’économiser l’eau venant des ressources « conventionnelles ». Alors, utilisons-là déjà pour laver les rues, arroser les jardins et les espaces verts, pour des applications industrielles ciblées ou encore l’agriculture… Le jour où la France manquera vraiment d’eau, je ne doute pas que le cadre réglementaire évoluera rapidement ; mais c’est dommage d’attendre ce moment, car le déploiement à grande échelle de ces solutions prendra du temps (entre 10 et 15 ans avant d’être opérationnelles, principalement du fait du cadre réglementaire). Plus nous anticipons, plus vite ce cadre évolue, et moins cela coûtera aux villes et aux collectivités locales.

MC : Absolument ! L’anticipation est essentielle pour mettre en œuvre ces techniques dans les meilleures conditions. Il se trouve que le climat espagnol, plus chaud et plus sec que le climat français, préfigure un peu ce que ce dernier deviendra d’ici quelques années. La France a l’opportunité d’avoir en l’Espagne un miroir qui lui montre en quelque sorte son avenir ! Les leçons apprises en Espagne sont donc riches d’enseignements qui peuvent faire gagner beaucoup de temps à la France.


« L'anticipation est essentielle pour mettre en œuvre ces techniques dans les meilleures conditions. Il se trouve que le climat espagnol, plus chaud et plus sec que le climat français, préfigure un peu ce que ce dernier deviendra d’ici quelques années. »



De quels avantages Veolia dispose-t-elle dans ce domaine ?

PR : A travers ses filiales internationales, Veolia dispose déjà d’une grande expérience dans ce domaine, et d’une grande expertise technologique des traitements qui permettent de recycler l’eau, y compris pour une consommation humaine ; c’est un atout précieux. Cela permet par exemple aux entités françaises de capitaliser sur l’expérience acquise par d’autres entités comme Agbar en Espagne, qui traite et recycle déjà une grande quantité des eaux usées qu’elle collecte, ou comme Aguas Andinas au Chili. Ce partage d’expérience peut nous faire gagner beaucoup de temps pour mettre en œuvre très rapidement ces solutions à grande échelle en France et à moindre coût en les anticipant aujourd’hui.

MC : L’innovation est au cœur de notre ADN. C’est ce qui nous permet d’améliorer la performance des réseaux, et aussi de développer des solutions durables pour développer l’économie circulaire, pour mieux valoriser les ressources de proximité dont nous disposons : en l’occurrence, les eaux usées traitées. Nous avons acquis beaucoup d’expérience en travaillant sur la dépollution et la purification des eaux rejetées par les industries, cela nous a permis de beaucoup apprendre dans ce domaine. 
 

Un mot de conclusion ?

MC : Je voudrais inviter tous ceux qui en France s’intéressent aux problématiques nouvelles créées par la rareté de l’eau à venir en Espagne, pour voir les situations auxquelles nous sommes confrontés, et la manière dont nous y avons fait face. Nous avons des exemples à montrer de réutilisation dans l’arc méditerranéen ainsi que dans le sud de l'Espagne. Entre voisins, il est normal de partager nos expériences, et je serais heureux que les décideurs français puissent capitaliser sur les nôtres et gagner ainsi un temps précieux.

PR : Notre présence dans de nombreux pays nous a permis d’apprendre de situations très diverses. C’est une chance pour la France, pour l’Europe, de pouvoir mobiliser cette expertise pour faire face aux défis de l’eau ; un savoir-faire que d’ailleurs, nous pourrons demain exporter dans de nombreux pays.